Crépuscule sur la lagune de Murighiol, Dobrodja, août 2010
L’année 2010 n’est pas encore achevée qu’elle brille déjà dans mes carnets comme l’une des plus bousculées. Pas la plus morose, pas la plus tragique, mais quand même bien compliquée à démêler : prises de risques, choix à opérer comme autant de renoncements semi-définitifs, incertitudes persistantes, idéaux ébréchés. Après une longue période faste, je vois moins, dans cette accumulation d’épreuves durables, l’acharnement d’un sorcier vengeur que l’affleurement d’une fragilité ancienne (le bras droit qui se tétanise d’inquiétude à l’instant du smash décisif) conjuguée aux conséquences en chaîne du désordre du monde : on voudrait rester fort quand nous ne sommes que l’un de ses innombrables maillons guettés par une corrosion hautement transmissible. Progresser aujourd’hui ne se fera plus guère sans une adaptation de haute lutte à des valeurs nouvelles, peu compatibles avec son matériau intime. Car ces difficultés trouvent pour une large part leur origine dans l’évidement général du cœur, celui-là même qui fait tambouriner la rue tous ces jours : comment s’arranger avec la fatuité, le cynisme et l’arrogance qui président aux décisions de là-haut ?
Sous ces climats dissuasifs, manœuvrer sa petite barque est moins simple. Les deux mois qui restent n’inverseront certainement pas le courant annuel. Les jours raccourcissant à la vitesse d’un dernier vol d’hirondelles, certaines zones d’ombre ne seront pas élucidées à temps, mais le recours à la philosophie, la recherche d’une poésie nouvelle entre la réalité et ses faux éclats aideront peut-être à changer la couleur de quelques heures. Une amie confiait hier qu’elle cherchait sa dose d’endorphine. C’est un peu ça, le message à prendre : trouver au milieu du vacarme sa molécule cacaotée, débusquer le verbe qui fait pétiller la lèvre, inventer la caresse qui redresse un épi qu’on croyait fauché. C’est ici peut-être qu’il faut investir son supplément de flamme, dans l’ardeur babillarde d’une nouvelle rencontre, dans un projet créatif qui creuse l’âme et remplit l’âtre. Quand l’horizon rétrécit, les rapports d’échelle s’en trouvent modifiés. Nos vies resteront minuscules (et c’est sans doute le plus dur à admettre au fil des ans), mais on sort toujours grandi de joies, d’aventures réinventées. Si 2010 est une année de deuils, puisse-t-elle être aussi celle de renaissances. Ce qui grandira dans nos mains l’an prochain nous dira alors si ces longs mois de sang avaient aussi porté du sens.