San Francisco, août 2009
La blessure se traduit d’abord par un furieux galop de charge. La terre sous ses sabots s’envolerait presque si elle n’avait pas choisi la moquette du salon pour s’ébrouer. A quelques centimètres du point d’impact, elle s’arrête net, comme un jouet électrique auquel on aurait subitement retiré les piles. Son geste d’attaque reste en suspens, son regard se fige. Le bras menaçant dressé au-dessus de sa tête ploie, le poing fermé se pose sur une crinière en désordre. Imperceptiblement d’abord la lippe frémit. Puis la bouche se tord, le front se plisse et c’est le visage tout entier qui change et se découd, porté au rouge, annonçant un torrent de sanglots abondants gonflé de gémissements suraigus. Petit animal au flanc troué loin de sa tanière, désemparé, fait peine à voir. Sa colère s’est enrayée comme une arme de contrebande. Elle n’a plus pour se défendre que la pitié qu’elle inspire, feignant encore d’attaquer à coups de vociférations à moitié étouffées, jérémiades en rafales que j’entreprends de compter en guettant la dernière avec un espoir déçu que je ne montrerai pas. Le temps paraît très long dans ces moments bruyants où tout se renverse, le ciel, les roses, les rôles du prédateur et de la proie, la vague tendresse qu’elle guidait encore quelques minutes plus tôt, la trajectoire même de nos regards. Je l’observe maintenant avec la distance curieuse d’un zoologue écossais, ses yeux à elle sont cachés dans le rideau mouillé de sa frange. Le cœur a basculé lui aussi, réfugié dans une dimension inaccessible aux parois blindées. Elle vagit peut-être encore un peu, je ne suis plus sûr de l’entendre. C’est fini, l’amour est vaincu pour de bon. Recru, mis à terre par des forces hostiles qui m’écartent à jamais de cet être amoindri, passé à l’état de chose souffrante, si étrangère à soi, inconnue de mes services, qui se meut à peine, de loin en loin comme sur un écran de cinéma, travelling arrière sur une toile lisse, parfaitement lisse, dont les reflets du soleil de ce triomphal samedi de mai jouent à brouiller les contours.
(je rassure mes aimables lecteurs, j’ai du parquet dans le salon depuis plus de trois ans.)