Nurawa Eliya, Sri Lanka, août 2011
Sur l’itinéraire que nous avions tracé, la cité de Nurawa Eliya était une étape redoutée. Les guides en parlaient comme d’une ville grise et froide, condamnée trois jours sur quatre à un brouillard écossais prompt à ressusciter le fantôme de Sir Charles Baskerville. En pleine jungle tropicale? Au milieu des plantations de thé? Au fur et à mesure que nous nous dirigions vers elle, la curiosité laissait place à l’inquiétude. Chaque touriste croisé dans l’autre sens nous conseillait formellement d’éviter l’endroit, la peur dans le regard, comme traumatisé par ce qu’il y avait subi de novembre et de pluie. Lorsque nous étions tout près de vouloir contourner ce point grisâtre, le chauffeur prenait un plaisir sadique à nous rappeler que « nous devions exécuter le programme tel que nous l’avions conçu ensemble au départ ». Je n’ai pas voulu qu’on se sente pris au piège alors je me suis mis à croire à la chance. Oui, pour nous, rien qu’à l’occasion de notre passage, Nurawa Eliya déchirerait ses oripeaux d’automne pour s’attifer d’un franc soleil. Et j’y ai cru, à ce miracle, tant que la voiture grimpait, pleine d’allégresse un peu forcée, à l’assaut de la ville. Il faisait d’ailleurs si beau au départ : comment pouvions-nous changer si brusquement de continent deux heures plus tard?
Le choc thermique fut redoutable. En catastrophe, il a fallu sortir les pulls, les cirés, changer de chaussures, protéger les sacs de l’humidité gluante. Pris dans l’étau rouillé de Nurawa Eliya, dans les mâchoires de sa brume épaisse et ruisselante, comme tous les autres avant nous. Ce que ni les guides ni les touristes n’avaient rapporté, c’est que la ville est aussi peuplée de créatures étranges : un peu partout, des singes à la mine pensive et au maquillage approximatif se dressent devant vous au détour des rues. Pas pour vous faire les poches, pas pour vous menacer. Non, ces singes-là s’accrochent à ce qu’ils trouvent, vous scrutent à peine avant de percher leur regard vers l’horizon invariablement bouché. Ils miment une fantaisie triste, comme échappés d’un cirque d’hiver qui aurait fait faillite. Ils m’ont parfois rappelé ces dames sans âge que l’on croise dans les salons de thé du Luxembourg : la coiffure lisse, outrageusement stylée, et tout le reste qui part en dessous dès que la tasse fumante reste un peu trop longtemps près du menton. Sentinelles de la pluie, sorciers des temps maudits, voués à compter les gouttes qui séparent la foule pressée d’un ténébreux oubli.