Soir sur le Mékong à Chau Doc, Vietnam, août 2012
L’été doucement refluait. Je ne me sentis plus guider par ses chaleurs. Ces soirées que nous avions passées chemise ouverte sur le coeur à pagayer dans nos rêves d’un monde meilleur se raccourcissaient maintenant pour finir épuisées sur les marches de la nuit. Elles n’exhalaient plus les mêmes parfums d’aventure. Les orages qui éclataient, et l’on ne s’y habituait pas encore, dès le milieu de l’après-midi les avaient dilués pour les remplacer par des effluves de vase et de poisson mort. Bientôt le ciel passerait du bleu au mauve, sautant le rose et le pourpre des grands soirs de juin, puis directement du bleu à un noir sans nuances.
La seule idée de se laisser surprendre par la nuit nous poussa à regagner la rive et cela d’autant plus tôt que d’autres barques avant la nôtre avaient mystérieusement disparu. Inhibées, mises hors jeu, englouties par un courant mesquin monté des profondeurs du fleuve. Depuis quelques soirs, une curieuse malédiction semblait s’abattre sur les équipages les plus téméraires, et nous n’avions plus guère qu’un sommeil prudent pour espérer la conjurer. Ceux qui s’étaient laissé glisser dans le sillage des grands tankers qui passaient au loin ne rentraient plus au port.
Tant qu’au matin, le soleil brillait à nouveau, nous faisions comme si tout pouvait reprendre, l’été, les chaleurs, les soirées, les cœurs nus. Chacun de son côté compterait dans sa tête les pertes de la nuit, en jetant un œil discret sur les barques qui manquaient à leurs élingues. Et à nouveau ce ciel ouvert nous invitait au voyage. Pour quelques heures encore, le bleu originel nous poussait à godiller vers le hasard et l’espace, à battre l’écume des tentations, jusqu’au prochain combat contre la fatigue. Et, je le sais maintenant, c’est précisément cette fatigue que nous attendions d’affronter. Nous la guettions pour ne surtout pas la surmonter mais au contraire nous empresser d’être vaincus par elle parce que nous ne savions pas encore admettre d’être gagnés par la peur.