Survol de la province de Riau, Sumatra, Indonésie, juillet 2013
Depuis Jakarta, on atteint le nord de Sumatra avec un appareil siglé Garuda qui rejoint Medan, la plus grande ville de l’île, en un peu plus de deux heures. Grande comme 80 départements français, Sumatra s’étire sur 1800 kilomètres, ce qui laisse tout loisir, si on a la chance d’être assis derrière un hublot et par une météo favorable, d’interpréter le paysage. L’avion remonte en effet tout le flanc est de l’île depuis son extrémité sud et survole six de ses huit provinces. La plus méridionale, celle de Lampung, est une vaste mosaïque de marais et de rizières et j’imagine sans peine les centaines d’espèces d’oiseaux qu’elle peut accueillir en particulier à l’époque des migrations. Peu courue par les naturalistes, elle reste difficile d’accès, à cause du manque d’infrastructures et aussi parce que le paludisme y sévit toujours. Je devine la rudesse de la vie humaine dans les bourgades coincées entre les rizières et les friches détrempées. Sur quelques portions d’une côte constellée d’îlots, un ourlet vert-brun laisse penser que les palétuviers de la mangrove ont résisté aux déboisements.
L’observation de la topographie est interrompue quelques minutes par une longue traîne de nuages blancs qui s’accroche aux montagnes formant l’arête médiane de l’île. Lorsque cet écran se disloque, le paysage a changé. Si l’on y prête peu d’attention, on croirait survoler la forêt, une forêt à perte de vue. Mais cet immense tapis vert est finement quadrillé, découpé méthodiquement jusqu’à l’horizon par des pistes de terre rouge. C’est l’œuvre graphique des plantations de palmiers à huile, qui déroulent sur la peau de Sumatra un gigantesque, un implacable damier. Un tableau mondrianesque, à peine contesté par les veines sinueuses des rivières, sans doute polluées par les effluences de la chimie qu’exige l’industrie de l’huile pour être rentable. Un frisson froid me parcourt l’échine. Par endroits, les rectangles de culture n’offrent qu’un éclat boueux et terne : on suppose que la terre a été fraîchement retournée, peut-être même brûlée, pour accueillir sous peu ces arbres contre-nature. De minces colonnes de fumée envoient des signaux suspects au-dessus des plantations. Je comprendrai le jour suivant qu’elles émanent des raffineries d’huile semées un peu partout sur l’île, étalant parfois des brouillards ocre au fond des vallées.
Des masses moutonneuses et sombres aux contours imprécis, mélangées ici et là aux bigarrures orangées des tourbières naturelles : il faudra plus de soixante-dix minutes de vol pour voir apparaître enfin des vraies forêts. Et l’on se plaît soudain à rêver de Sumatra telle que la Terre l’avait façonnée, belle, mystérieuse, le ventre repu d’animaux et de légendes, avant les déforestations massives. Mais cette parenthèse sauvage est trop courte : les palmiers à huile reprennent de plus belle leur travail d’organisation, de rationalisation du paysage jusqu’à la descente sur Medan. A tel point que je me demande à un moment si je vais réussir à atteindre la forêt le lendemain comme prévu dans mon programme…