Une large langue de marais, de rizières et de dunes, ceinturées à l’ouest par des sierras escarpées, baignée à l’est par la Méditerranée. Tout au sud de la Catalogne, le delta de l’Ebre représente la deuxième plus grande zone humide d’Espagne après le parc national de Donana, en Andalousie. Pas moins de trente-deux mille hectares, dont un quart intégralement protégés, offrent une halte de premier choix aux oiseaux migrateurs, hivernants ou visiteurs d’été. Plus de trois cent cinquante espèces y ont été recensées, dont le rare Goéland d’Audouin, la quasi-totalité des limicoles européens, des échassiers et des colonies immenses de Flamants roses.
J’avais découvert ce coin lors d’un tour d’Espagne durant l’été 1995, avant d’y retourner huit ans plus tard. Ce sont les prévisions météo de cette fin d’année 2017 qui m’ont encouragé à pousser si bas – huit cents kilomètres pour passer de l’hiver alpin à un ciel déjà printanier, avec plus de vingt degrés sous abri. Autant dire que rien n’a vraiment changé depuis tout ce temps – à part le port de Sant Carles de la Rapita, village chéri par mon grand-père, et qui s’est pris des allures de marina… Le delta est inclus dans le pays des Terres de l’Ebre, classées « réserve de la biosphère » par l’Unesco en 2013. Il offre la vision extra-large d’une union réussie entre l’activité humaine et la Nature. On y cultive un riz rond pour faire d’excellentes paellas dans les « arroserias », autant qu’on y pêche la dorade, l’anguille et la crevette. On y accueille les touristes aussi, dans ces villages caractéristiques de la Catalogne (Deltebre, Sant Jaume d’Enveja) ou construits pour eux (Riumar, urbanisation nichée derrière les dunes). Sans tapage. Il y a même cette curieuse bourgade toute blanche de Poble Nou, bâtie au début du 20e siècle pour permettre aux agriculteurs de s’établir dans la région.
Partout les oiseaux offrent mouvements, silhouettes et cris à ces paysages quadrillés par la riziculture. Bécasseaux, chevaliers, vanneaux et autres pluviers se regroupent en nombre dans les champs inondés et le long des vasières, à la punta del Fangar au nord, celle de la Banya au sud. Mes jumelles se sont attardées sur deux espèces en particulier : l’Ibis falcinelle, que je n’avais jamais vu en si grand nombre ailleurs (l’espèce serait-elle en expansion ?) et le Goéland railleur, observé de près en train de barboter, avec son fin bec vermillon et son plumage ventral lavé d’un joli rose. La colonie de Flamants, tout au bout de la punta de Banya, impressionne aussi par sa densité. On ne l’admire que de loin, long ruban rose depuis l’un des miradors prévus à cet effet, car située dans un coin inaccessible. Les longues plages, désertes en cette saison, fournissent aussi des lieux de prédilection pour l’observation de l’avifaune : Sanderlings qui trottent à la frange des vagues comme des jouets mécaniques, Sternes caugek plongeant à toute vitesse après avoir repéré leurs proies en volant sur place, petites brigades de Pingouins tordas au ras des flots…
L’idéal est de sillonner le delta en vélo, platitude aidant, pour peu que le vent, parfois fort, vous pousse dans le dos. Des parcours en barque sont aussi proposés, à l’embouchure de l’Ebre ou pour contempler la beauté sauvage de la côte. Le choix des hébergements est large, depuis les hôtels de toutes catégories à Sant Carles de la Rapita aux « casas rurales » disséminées partout dans le delta. Pour ma part cette fois-ci, j’ai opté pour un logement typique, le Masia Tinet, près de Deltebre : cinq chambres spacieuses et de bon confort, un salon avec tisanerie et bibliothèque. Et surtout un petit déjeuner roboratif, parfait pour démarrer des journées au grand air : jus de fruits, gâteaux, viennoiseries et confitures maison, fromage de brebis, et ce fameux pain frotté à la tomate, huile d’olive et jamon serrano. On mange du frais et du local dans le delta de l’Ebre, et ce n’est pas l’un de ses moindres charmes…